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5 | | On raconte qu'un mécanicien anglais, qui avait déjà imaginé les machines |
| | les plus ingénieuses, s'avisa à la fin de fabriquer un homme, et qu'il y avait |
| | réussi. L'œuvre de ses mains pouvait fonctionner et agir comme un homme; |
| | il portait dans sa poitrine de cuir une espèce d'appareil de sentiment humain |
| | qui ne différait pas trop des sentiments habituels des Anglais, il pouvait |
10 | | communiquer en sons articulés ses émotions, et le bruit intérieur des |
| | rouages, ressorts et [échappements,] qu'on entendait alors, produisait une |
| | véritable prononciation anglaise. Enfin cet automate était un gentleman |
| | accompli, et pour en faire tout à fait un homme, il ne lui manquait plus |
| | qu'une âme. Mais cette âme, son [créateur] anglais ne pouvait la lui donner, |
15 | | et la pauvre créature, arrivée à la conscience de son imperfection, tour- |
| | mentait jour et nuit son créateur, en le suppliant de lui donner une âme. |
| | Cette prière, qui devenait chaque jour plus pressante, finit par devenir |
| | tellement insupportable au [pauvre] artiste, qu'il prit la fuite pour se |
| | dérober à son chef-d'œuvre. Mais la machine-homme prend tout de suite la |
20 | | poste, le poursuit sur tout le continent, ne cesse de courir à ses trousses, |
| | l'attrape quelquefois, et alors grince et grogne à ses oreilles: Give me a soul! |
| | Nous rencontrons maintenant dans tous les pays ces deux personnages, et |
| | celui-là seul qui connaît leur position respective comprend leur singulier |
| | empressement, leur trouble et leur chagrin. Mais quand on connaît cette |
25 | | position particulière, on y retrouve bientôt quelque chose de général: on voit |
| | comment une partie du peuple anglais est lasse de son existence mécanique, |
| | et demande une âme, tandis que l'autre partie est mise à la torture par cette |
| | demande, et qu'aucune d'elles ne peut trouver la paix au logis. |
| | C'est là une affreuse histoire. C'est une chose terrible quand les corps que |
30 | | nous avons créés nous demandent une âme; mais une chose plus affreuse, |
| | plus terrible, plus saisissante, est d'avoir créé une âme, et de l'entendre vous |
| | demander un corps et vous poursuivre avec ce désir. La pensée que nous |
| | avons fait naître dans notre esprit est une de ces âmes, et elle ne nous laisse |
| | pas de repos que nous ne lui ayons donné son corps, que nous ne l'ayons |
35 | | réalisée en fait sensible. La pensée veut devenir action, le verbe devenir chair, |
| | et, chose merveilleuse! l'homme, comme le Dieu de la Bible, n'a besoin que |
| | d'exprimer sa pensée, et le monde s'ajuste en conséquence: la lumière ou |
| | l'obscurité se fait, les eaux se séparent de la terre, ou bien encore des |
| | animaux féroces apparaissent. Le monde est la configuration de la parole.[] |
40 | | Le vieux Fontenelle disait pour cette raison: «Si j'avais dans ma main |
| | toutes les [vérités] du monde, je me garderais bien de l'ouvrir.» Moi, je |
| | pense tout le contraire. Si j'avais toutes les [vérités] du monde dans la main, |
| | je vous prierais peut-être de me couper à l'instant cette main; mais, dans |