DHA, Bd. 8/1, S.         
  [Troisième partie
  – De Kant jusqu'à Hegel –]
   
5 On raconte qu'un mécanicien anglais, qui avait déjà imaginé les machines
  les plus ingénieuses, s'avisa à la fin de fabriquer un homme, et qu'il y avait
  réussi. L'œuvre de ses mains pouvait fonctionner et agir comme un homme;
  il portait dans sa poitrine de cuir une espèce d'appareil de sentiment humain
  qui ne différait pas trop des sentiments habituels des Anglais, il pouvait
10 communiquer en sons articulés ses émotions, et le bruit intérieur des
  rouages, ressorts et [échappements,] qu'on entendait alors, produisait une
  véritable prononciation anglaise. Enfin cet automate était un gentleman
  accompli, et pour en faire tout à fait un homme, il ne lui manquait plus
  qu'une âme. Mais cette âme, son [créateur] anglais ne pouvait la lui donner,
15 et la pauvre créature, arrivée à la conscience de son imperfection, tour-
  mentait jour et nuit son créateur, en le suppliant de lui donner une âme.
  Cette prière, qui devenait chaque jour plus pressante, finit par devenir
  tellement insupportable au [pauvre] artiste, qu'il prit la fuite pour se
  dérober à son chef-d'œuvre. Mais la machine-homme prend tout de suite la
20 poste, le poursuit sur tout le continent, ne cesse de courir à ses trousses,
  l'attrape quelquefois, et alors grince et grogne à ses oreilles: Give me a soul!
  Nous rencontrons maintenant dans tous les pays ces deux personnages, et
  celui-là seul qui connaît leur position respective comprend leur singulier
  empressement, leur trouble et leur chagrin. Mais quand on connaît cette
25 position particulière, on y retrouve bientôt quelque chose de général: on voit
  comment une partie du peuple anglais est lasse de son existence mécanique,
  et demande une âme, tandis que l'autre partie est mise à la torture par cette
  demande, et qu'aucune d'elles ne peut trouver la paix au logis.
  C'est là une affreuse histoire. C'est une chose terrible quand les corps que
30 nous avons créés nous demandent une âme; mais une chose plus affreuse,
  plus terrible, plus saisissante, est d'avoir créé une âme, et de l'entendre vous
  demander un corps et vous poursuivre avec ce désir. La pensée que nous
  avons fait naître dans notre esprit est une de ces âmes, et elle ne nous laisse
  pas de repos que nous ne lui ayons donné son corps, que nous ne l'ayons
35 réalisée en fait sensible. La pensée veut devenir action, le verbe devenir chair,
  et, chose merveilleuse! l'homme, comme le Dieu de la Bible, n'a besoin que
  d'exprimer sa pensée, et le monde s'ajuste en conséquence: la lumière ou
  l'obscurité se fait, les eaux se séparent de la terre, ou bien encore des
  animaux féroces apparaissent. Le monde est la configuration de la parole.[]
40 Le vieux Fontenelle disait pour cette raison: «Si j'avais dans ma main
  toutes les [vérités] du monde, je me garderais bien de l'ouvrir.» Moi, je
  pense tout le contraire. Si j'avais toutes les [vérités] du monde dans la main,
  je vous prierais peut-être de me couper à l'instant cette main; mais, dans
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